Soudain un cri sourd, masqué par l’explosion d’une foule enchantée, retentit et résonna sur le court Suzanne-Lenglen. Dans le terrain, la balle de Carla Suarez Navarro n’a pas encore heurtée le bas du filet que déjà Eugénie Bouchard s’accroupit dans un cri puissant adressé aux dieux de l’ocre, terre au reflet rougeâtre que son jeu ne soupçonnait dompter. La bouche grande ouverte à s’en décrocher la mâchoire et les poings serrés, la jolie blonde venue du Canada hurle toute sa rage, toute cette tension accumulée dans un match souvent irrespirable où chacune des protagonistes aura eu sa chance. L’instant est fugitif mais exprime tout le soulagement de la guerrière dont le visage transpire la satisfaction et le regard sa prodigieuse détermination. « C'était très, très serré, très dur. Cependant, après plus de 2 heures de combat sur le terrain, j'étais tellement contente de moi que j'étais très enthousiaste », avouait devant les médias celle qui avait l’habitude de présenter un visage certes angélique mais froid et indéchiffrable sur un court de tennis. Le masque de l’ambition pour une jeune femme qui construit sa carrière avec une ambition non dissimulée. Une ambition qui l’a portée en cette après-midi parisienne et permit de livrer un match de grande qualité en refusant l’idée même de la résignation et de la défaite. Pourtant, Bouchard aurait pu s’y résoudre tant elle fut malmenée par l’Espagnole.

L’orgueil de la championne

En effet, le début de partie s’avérait particulièrement défavorable pour la demi-finaliste du dernier Open d’Australie. Visiblement contrariée, elle cédait rapidement son engagement et voyait l’Espagnole prendre les devants. Dès lors, tout alla très vite. Extrêmement gênée par le lift de son adversaire et incapable de s’appuyer convenablement sur cette balle, Bouchard multipliait les fautes face à une Suarez Navarro arcboutée en défense. « Ce n’était pas une question de nervosité, mais je ne jouais pas comme je voulais, je faisais beaucoup d’erreurs, concède la Canadienne. Ça m’a  pris du temps avant de trouver le momentum, mais quand ç’a été le cas, ça s’est mieux passé », remarquait la Canadienne. Menée 2-5 par la native de Las Palmas dans l’archipel des Canaries, Eugénie Bouchard trouvait enfin ses marques et faisait parler sa puissance. Soucieuse d’éviter le revers adverse, elle s’efforçait d’engager l’échange dans la diagonale de coup droit. Une tactique payante puisqu’elle s’emparait pour la première fois du service espagnol. Plus relâchée, Bouchard parvenait enfin à dicter le jeu et à le distribuer à sa guise. Offrant moins de points gratuits, elle refaisait son retard et réussissait même à recoller au score non sans avoir caviardé 2 balles de débreak et sauvé une balle de set à 4-5. « Je suis revenue, parfois, j'ai fait des retours dans les matchs. C'est comme ça le tennis, cela marche dans les deux sens, il y a des hauts et des bas. J'ai essayé d'oublier le score et de jouer comme il fallait. J'ai essayé de mieux lâcher mes coups. Cela fonctionnait mieux », assurait-t-elle au commande de ce set (6-5).

Combative, Suarez Navarro réagissait à temps pour s’offrir le droit de disputer un tie-break. Un sursaut en forme de sursis car rien ne pouvait arrêter cette Canadienne là. Plus entreprenante (19 coups gagnants pour 19 fautes directes), cette dernière appuyait sur le coup droit espagnol qui finissait irrémédiablement par céder et se s’adjugeait après 1h d’effort une première manche pourtant mal embarquée (7-6).

La réplique espagnole

Portée par la fougue de ses 20 ans et sur la confiance acquise par le gain du set précédent, Bouchard subtilisait d’entrée le service de son adversaire. On croyait alors qu’elle allait dérouler son tennis mais c’était sans compter sur la ténacité de Suarez Navarro. Retrouvant plus de rondeur dans son jeu et d’intensité, la 14^ème joueuse mondiale contrariait la belle mécanique nord-américaine. Revenue à hauteur, elle se montrait plus réaliste que sa cadette et s’échappait à l’issue du 5^ème jeu. Se retrouvant à nouveau à 5-2 en sa faveur, cette fois, la Canarienne concluait sèchement la manche sur sa deuxième opportunité d’un superbe revers croisé lifté (6-2).

Touchée dans son orgueil, l’Espagnole s’autorisait à jouer un 3^ème set et à envisager une qualification pour les demi-finales d’autant que sa réplique à l’impudente canadienne n’en était qu’à ses premiers échos. Derrière le break blanc concédé dès la reprise, la quart de finaliste ibérique du dernier US Open (défaite face à Serena Williams, ndlr) alignait les jeux pour mener sereinement 4-1.

« Ne t’inquiète pas, continue »

Il était dit toutefois que rien ne serait évident dans cette rencontre et que Suarez Navarro n’allait pouvoir compter sans l’abnégation d’Eugénie Bouchard. « Même si j'étais menée 5-2, ou 4-1, peu importe, je me suis dit "Ne t'inquiète pas, continue" et cela a payé en fin de compte », confie-t-elle. Habitée par une inébranlable confiance en elle et la certitude qu’elle peut renverser n’importe quelle joueuse, celle qui a remporté son premier tournoi sur le circuit WTA à Nuremberg, la veille de Roland-Garros, signifiait la fin de la révolte ibère. Dépassée depuis 9 jeux, elle renouait avec son tennis tout en percussion. « Cela a été un vrai combat physique et mental. J'ai été menée, je suis revenue, je me suis battue... J'ai essayé de faire de mon mieux pour élever mon niveau de jeu sur terre et je suis fière de moi. J'ai réussi à le faire, à bien jouer pendant le troisième set », expliquait Bouchard. Plus conquérante, l’ancienne protégée de Nathalie Tauziat prenait toutes les initiatives et changeait à nouveau le destin de ce quart de finale renversant. « C'était très serré, très dur. Mais, vraiment, je suis super heureuse de cette victoire ! », appréciait la 16ème mondiale qui actait sa qualification pour les demi-finales de Roland-Garros avec une autorité confondante. « C’est l’une des défaites les plus dures de ma carrière. Je suis devant dans le 1er et dans le 3e set et je les perds tous les deux. C’est une joueuse très complète, elle n’a jamais rien lâché et elle a une sacrée force de frappe », admettait une Carla Suarez Navarro dévastée par ce 4ème échec à ce stade de la compétition en Grand Chelem (Roland-Garros 2008, Open d’Australie 2009, US Open 2013).

Du côté canadien, la satisfaction contrastait d’autant avec la tristesse espagnole que cette invitation dans le dernier carré du Majeur parisien venait confirmer son conte australien du début d’année (défaite en demi-finale de l’Open d’Australie contre Li Na, ndlr). « C’est particulier. Je suis fière d'écrire un peu plus l'histoire du tennis au Canada », disait la nouvelle idole de Montréal et du pays à la feuille d’érable. Une fierté qui n’occultait pas son ambition dévorante. « Mon objectif, c'est de faire comme Roger, 20 demi-finales de suite ! Là, j’en suis à deux ! Non, je blague, mais je suis fière de ce que j’ai fait, de jouer si bien dans les tournois les plus importants. J'en suis fière, je veux continuer et faire mieux que l'Australie », clame-t-elle malicieuse. Pour y parvenir, il faudra terrasser l’une des maîtresses du circuit en la personne de l’impératrice Maria Sharapova. « Jouer une demi-finale de Roland-Garros, je suis dans mes rêves de jouer ce genre de grands matches. C'est très excitant. Cela va être une grosse bataille, mais c'est ce à quoi on s'attend en demi-finale d'un Grand Chelem. Cela va être une super expérience, je vais essayer de faire de mon mieux ! » Un cri du cœur pour la ravissante canadienne qui rêve l’ocre en grand, les pieds bien sur terre.

Christopher Buet